Le blues des journalistes

Par Audrey Kucinskas,publié le 18/01/2019 à 17:03 , mis à jour le 21/01/2019 à 09:07

 

Détestés, précarisés, usés… Les raisons qui poussent les journalistes à réfléchir à « l’après » sont nombreuses.

L’idée a surgi en pleine conférence de rédaction : certains journalistes vont-ils changer de voie en raison du mouvement des gilets jaunes, particulièrement violent envers les reporters ? Vont-ils en avoir assez d’exercer une profession si détestée ? Et chacun d’y aller de son anecdote : « J’ai un copain qui… »

Attention, le sort des journalistes ailleurs dans le monde est souvent plus inquiétant qu’en France. Reste que le métier est de moins en moins attractif pour ceux qui l’exercent. En témoigne le nombre de cartes de presse qui diminue d’année en année en France.

« On se demande à quoi on sert »

Stéphane*, journaliste pendant une dizaine d’années, par ailleurs passé par L’Express, a claqué la porte du métier il y a seulement quelques mois. « J’ai bataillé pendant des années pour décrocher ma carte de presse. Le jour où j’y ai enfin eu droit a été un grand moment. Aujourd’hui je vais la perdre, et ça ne me fait pas grand-chose », déclare-t-il. Stéphane travaille désormais dans le milieu de l’édition. « Après être passé par tous les types de presse – gratuite, en ligne, papier, payant, freemium -, je fais le constat que j’ai travaillé à chaque fois dans des environnements en crise, déficitaires, ou hyper contraints par les limites de leurs modèles. »

Un amer constat que fait aussi Léonie*, pigiste (un mode de rémunération au sujet ou à la journée, propre aux journalistes) depuis trois ans pour la presse jeunesse, des magazines « société » et certains journaux féminins. « C’est vraiment un métier-passion. Mais ce qui me déprime, c’est que, depuis que je travaille, quatre ou cinq médias avec lesquels j’ai collaboré ont fermé. On se demande : mais alors, à quoi bon ? C’est un métier qui n’a pas vraiment d’avenir, surtout dans la presse écrite. »

Buzzfeed a créé des produits dérivés en référence à l’insulte de Donald Trump (image d’illustration)

Rien qu’en 2018, VraimentEbdo et le site BuzzFeed France ont effectivement mis la clé sous la porte. Et on ne compte plus les ventes, les rachats de journauxles fusions de rédaction, les changements de stratégie pourrebooster des journaux papier sur le déclin.

« Le déclin de la presse écrite crée une atmosphère assez déprimante dans les rédactions, abonde Aude*, qui vient de mettre fin à quinze ans dans le métier. Comme si tout le monde avait intégré qu’on était en voie d’extinction et que l’objectif principal était juste de survivre, à plus ou moins court terme. Quand on nous répète toute la journée qu’on n’est plus lu par personne ou presque, on finit par se demander à quoi on sert. »

Journaliste pendant quatre ans à la radio, Alice*, la trentaine, est institutrice depuis le mois de septembre dernier. Elle aussi a rapidement « saturé » des conditions de travail, et notamment de la précarité. « C’était stressant de devoir être tout le temps disponible, se remémore-t-elle. C’était difficile aussi de ne pas savoir ce que j’allais faire au jour le jour. » Tout au long de cette période, Alice est en CDD ou pigiste. « Au début, la précarité ne me semblait pas être un problème, ni être un facteur déterminant. Mais maintenant que j’ai une situation à l’extrême opposé, ultra stable, je vois la sérénité que cela m’apporte. »

Car la précarisation s’est accentuée ces dernières années. Le nombre de pigistes et de chômeurs détenteurs d’une carte de presse a augmenté, passant de 22,7 % à 26,2% entre 2006 et 2017. Arnaud*, 28 ans, journaliste en presse spécialisée, enchaîne lui-même les contrats depuis quatre ans. « En fait, je me retrouve au chômage une fois par an, plaisante-t-il. C’est un secteur tellement compétitif, qu’on est incité à obéir sans sourciller », regrette celui qui écrit actuellement des articles à la chaîne, des articles qui « cliquent ».

Le bouleversement du « web-first »

Cette « mutation du digital » aurait mené à une certaine industrialisation du métier, note Patrick Malleviale, consultant à la Sécafi, entreprise spécialisée dans l’expertise, l’assistance et le conseil auprès des instances représentatives du personnel. « Les services sont regroupés, avec un mélange de métiers, des plages horaires plus étendues, et une gestion nettement plus productiviste », explique-t-il.

Épuisé de ces transformations perpétuelles, Benjamin* est d’ailleurs en arrêt maladie. Journaliste en presse quotidienne régionale, il ne connaît que trop bien ces changements de stratégie, et cette « agilité » permanente demandée aux employés. En contrat à durée indéterminée(CDI), le quadragénaire travaille dans la presse depuis quinze ans, et gagne plutôt bien sa vie, avec 2200 euros mensuels net. Mais il assiste impuissant, à la dégradation de ses conditions de travail.

« On a moins de moyens humains et pourtant on nous demande beaucoup plus, explique-t-il. On doit aujourd’hui tout faire : du print [journal papier], du web, la mise en page… Car les secrétaires de rédaction sont en train de disparaître. Le ‘web first’ [une expression pour signifier la publication d’un article en ligne avant sa parution dans le journal] a pris des proportions terribles. » Il demande aujourd’hui un droit à la déconnexion. « On nous oppose que, si on n’est pas tout le temps disponible, c’est qu’on s’est trompé de métier. »

43 % des journalistes exposés à un risque élevé d’épuisement

« On est face à une population très malmenée, détaille Jean-Claude Delgenes, président de Technologia, un cabinet spécialiste dans la prévention des risques au travail Il faut rappeler que 43% des journalistes sont exposés à un risque élevé d’épuisement professionnel. » Contre une moyenne de 13% en 2014, et 18% pour les enseignants.

Jean-Claude Delgenes a réalisé trois études sur les conditions de travail des journalistes (2009-2016-2019 – à paraître) et remarque une « intensification » de la profession. « Notamment avec Internet qu’il faut alimenter sans cesse, note-t-il. Même si les journalistes n’ont jamais compté leur temps et sont habitués au stress, la mauvaise reconnaissance, notamment de la part des lecteurs, accentue leur dépit. »

Coline*, journaliste sur un site internet national, confirme. « Il y a une vraie souffrance, d’autant plus qu’on n’est ni considéré ni par la hiérarchie, ni par les lecteurs. En tant que community manager, j’avoue avoir même arrêté de lire les commentaires tellement ils sont violents. Pourtant, on essaie de faire le travail au mieux. »

La presse écrite n’est bien sûr pas la seule concernée. Un indice: chez NextRadio TV, qui détient BFMTV et RMC[dans le même groupe que L’Express], ils sont 10% à avoir pris la clause de cession, une opportunité légale de démissionner avec les « avantages » d’un licenciement, à l’occasion d’un changement d’actionnaires.

Prisonnier de son métier, dans un marché tendu

Salomé*, journaliste télé au sein d’un groupe concurrent, évoque carrément des « violences verbales quotidiennes », qu’elle a de plus en plus de mal à supporter. « Il y a aussi une lassitude globale vis-à-vis de la profession qui a perdu un peu son sens, déplore-t-elle. On travaille dans l’urgence, sans mise en perspective, et on n’a plus la distance nécessaire pour traiter les sujets avec intelligence. »

Même constat chez Nicolas, qui a passé « de longues années » sur les chaînes d’info avant de raccrocher l’année dernière. « Je ne me reconnaissais plus. Tous les médias traitent de la même chose, avec son corollaire : une façon de plus en plus déshumanisée de travailler. J’ai toujours bossé en open space et, je me suis dit qu’on allait prendre du temps à remarquer mon départ, avec notre rythme quasiment en trois-8. »

Aujourd’hui, après un bilan de compétence, Nicolas s’apprête à entamer une formation de développeur. « Un secteur où il y a du boulot. Je ne serai pas prisonnier d’une entreprise ou d’un métier qui ne me plaira plus. Le journalisme est un marché tellement tendu que c’est difficile de changer d’employeur. J’ai été stupéfait en annonçant mon départ du nombre de collègues qui m’ont confié en rêver tout en constatant qu’ils ne savaient faire que ça. En quittant, le métier, je prends un peu d’avance par rapport à eux. »

Des relations refroidies avec les rédactions

« Moi, le métier, je l’aime toujours », assure tout de même Clémence, 36 ans. La journaliste a choisi de devenir pigiste en 2008, une façon pour elle de mieux organiser ses horaires et de s’occuper davantage de ses enfants. Aujourd’hui, elle estime toutefois que son rapport avec certains titres s’est refroidi. « Avant, on m’invitait régulièrement dans les conférences de rédaction, pour échanger sur des sujets, des angles. Ce n’est plus du tout le cas. J’ai l’impression d’être un fournisseur de contenus, déplore-t-elle. Sans compter qu’on doit se battre contre le statut d’auto-entrepreneur. »

Ce statut, souvent demandé aux pigistes, permet de ne pas assimiler le collaborateur à un salarié. Mais il fait perdre de nombreux avantages. « Dès que je fais une demande à mes employeurs, comme pour avoir le droit au 1% logement, on me dit non. »

Il est aussi difficile de trouver du réconfort du côté financier. Pour les pigistes et les CDD, le salaire médian mensuel (la moitié gagne plus, l’autre moins) tourne autour de 2 000 euros brut, comme L’Express le rappelait récemment. « Moi, je gagne 1 800 euros net, confie Coline. Ce n’est pas mal payé, mais cela reste peu quand on habite à Paris. » Dans la communication, la journaliste gagnait il y a quelques années 2500 euros net pour trois jours de travail par semaine. « Sachant qu’aujourd’hui, je dois travailler environ 45 heures par semaine, honnêtement, c’est difficile. »

Un métier qui fait toujours autant rêver

Et pourtant ! Ce métier, critiqué, détesté, malmené, qui est l’un de ceux qui recrutent le moins, fait toujours autant rêver. « Il y a ce concept d’autonomie, de variété des rencontres, estime Jean-Claude Delgenes. C’est un travail passionnant, notamment en termes de rôle que l’on peut jouer dans la société. Cela reste un métier attirant pour de nombreuses raisons. »

Les écoles de journalisme restent attractives. « L’engouement ne se dément pas », confirme à L’Express David Straus, directeur-adjoint du CFJ [Centre de Formation des Journalistes] Paris. Les inscriptions au concours de journalisme de 2019, ouvertes le 10 janvier, connaîtraient même un rythme « plus élevé », même si « aucune conclusion ne peut pour le moment être tirée. » « Parmi les modèles que les candidats au concours citent souvent, on trouve Élise Lucet et ses émissions d’investigation. » Le rêve de Pulitzer ou du prix Albert Londres ne s’éteint donc pas. Et ça, peu importe la crise de la presse.

Que ce soit Benjamin, Salomé ou Arnaud, aucun n’a encore trouvé de solution face à leur frustration grandissante. « À chaque fois, je me dis que je n’ai pas fait tout ça pour rien !, réagit Arnaud. On se dit qu’on trouvera mieux, on s’accroche. » Pour Salomé, « la reconversion, tout le monde y pense, mais c’est dur de remettre en question 20 ans de vie professionnelle, regrette-t-elle. Sans compter que la conjoncture rend un peu frileux. »

Stéphane, lui, jette un regard dur sur son ancienne profession, minée par la crise : « La presse aujourd’hui ne saurait même pas repérer un Jack London. Il partirait faire des podcasts pour Spotify ou des documentaires pour Netflix. »